Blues n°15 : Sur Les Chemins
du Blues |
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Chapitre V : "The death of the Blues" ? La seconde guerre mondiale a fait des États-Unis un pays de cocagne. C'est le temps des "trente glorieuses" : des années de croissance et de prospérité. Bien sûr, tout le monde n'en profite pas de la même manière, mais le prolétariat urbain noir américain voit ses conditions de vie évoluer. La ghettoïsation ethnique est une réalité mais il y du travail pour tous, la consommation progresse dans tous les foyers, et les goûts changent ! Dans les années soixante la ségrégation est "définitivement une monstruosité anachronique et anti-économique" (Gérard Herzhaft : " la grande encyclopédie du Blues"), et pour beaucoup de noirs américains, le Blues est associé à ce drame et rappelle de mauvais souvenirs. Désormais la musique de Martin Luther King et de toute la communauté afro-américaine, c'est la Soul music, le son de la Motown à Détroit ou de Stax à Memphis. Les idoles ont désormais pour nom Otis Redding, Sam Cooke, James Brown, Solomon Burke, ce qui d'ailleurs ne les empêchent pas de chanter de magnifiques Blues... Dans le nouveau top 40 américain, où à partir de 1964 il n'y a plus de classement spécifique pour la musique noire, que sont devenus B.B. King et Muddy Waters (que le jeune Keith Richards affirme avoir vu repeindre les studios Chess pour arrondir ses fins de mois) ? Où sont Little Richard, Larry Williams et consort ? Ce n'est ni le Blues ni le Rock 'n' Roll qui séduit désormais la jeunesse noire américaine en quête de "brother" et "sister" mais plutôt la musique de "l' âme"... Certains artistes Blues essaient de s'adapter à ce nouveau son qui à fait disparaître tant de leurs confrères. Exemple : Percy Mayfield, encore un de ces nombreux immigrants venus de Louisiane, installé à Los Angeles, imprégné de Gospel chanté dans les églises de son enfance, auteur de grands classiques comme le hit the road, Jack (chanté par Ray Charles), dont la musique est au confins du Blues californien, du Rhythm & Blues et de la variété : à l'évidence, un son plus doux, une voix de velours capable de plaire à un public réclamant une musique plus sophistiquée, et moins spécifiquement afro-américaine. A la même époque, les authentiques bluesmen végètent, se réfugiant dans le sud profond où les noirs les plus défavorisés, les "mangeurs de boudin", ceux qui n'ont pas assez d'argent pour s'acheter de la viande et qui fréquentent ces bars cabarets routiers du réseau dit du "chitlin' circuit", continuent à les apprécier. Le Blues survit aussi dans les ghettos les plus sordides tel le West Side à Chicago. Là, Magic Sam, Otis Rush, Buddy Guy et quelques autres, font rugir leurs guitares dans de sombres tavernes, probablement irrités de voir leur musique avoir tant de succès quand elle est joué par des blancs... A la fin des sixties, le Blues semble perdu ! L'âge d'or est révolu. Mais tel le phénix, il renaît. Son avenir, il le trouve en sortant de son cadre ethnique, grâce à la passion de certains blancs qui se reconnaissent dans le chant si émouvant des vieux noirs américains. Ce sont de jeunes musiciens des grandes métropoles américaines, tel Paul Butterfield, Mike Bloomfield, Charlie Musselwhite ou encore le groupe Canned Heat qui puisent dans l'héritage des grands du Blues. Si le message originel sur les tragiques conditions de vie n'est plus à l'ordre du jour, ils savent néanmoins apporter au Blues une dimension musicale plus forte encore. Souvent, ils ont été à bonne école, en fréquentant assidûment les authentiques clubs de Blues des ghettos, parfois au péril de leur vie… Ils permettront aussi la redécouverte de bluesmen oubliés depuis trente ans tel Son House, Skip James, ou Mississippi John Hurt. De l'autre coté de l'Atlantique, le Blues a débarqué grâce aux marins et aux GI's si nombreux à stationner en Grande Bretagne, mais aussi en Allemagne. Justement, ce sont deux allemands Horst Lippmann et Fritz Rau qui organisent dès 1962 les premiers "American Folk Blues Festivals", ces concerts de Blues qui durant onze années permettront aux européens de découvrir les plus grands bluesmen (ils y sont presque tous passés) et d'être à l'origine de plus d'une vocation. Les anglais sont les plus passionnés, et après la première vague du skiffle de Lonnie Donegan, la deuxième vague avec les Rolling Stones, les Animals, les Yardbirds (qu’ Eric Clapton quittera pour un John Mayall plus puriste), ou les Pretty Things (du nom d'un morceau de Bo Diddley), arrive la troisième vague, celle du Blues boom anglais, permettant aux Cream, Led Zeppelin, Jeff Beck Group, Ten Years After, Fleetwood Mack de Peter Green, et d'autres encore, de piocher sans vergogne dans le fabuleux répertoire du Blues américain pour lui rendre un hommage passionné et intéressé ! Dans ce monde sans scrupule, Mike Jagger et Keith Richards se feront remarquer en n’omettant jamais de payer leur due aux bluesmen à qui ils ont empruntés quelques uns de leur plus grands succès (Imaginons un instant la tête du pauvre Fred McDowell quand il reçu son chèque pour son fameux you got to move. Ces substantiels royalties lui permettront d'acquérir la station-service dont il avait rêvé toute sa vie... ). Quand à Willie Dixon, le fameux compositeur de Chicago, il mettra à profit son physique de boxeur pour faire respecter ses droits... d'auteur, et attaquera systématiquement les groupes de rock qui utilisent ses morceaux sans autorisations (Jimmy Page s'en souvient encore !). Par un étonnant effet boomerang, ces musiciens britanniques et leur incroyable succès, auront une influence majeure sur le Rock U.S.. Tout est désormais en place pour le grand marché Blues-Rock qui perdure encore aujourd'hui. Les radios FM veulent des produits formatés, et rapidement consommables. Si quelques labels comme, Alligator fondé par le toujours passionné Bruce Iglauer ou Fedora, animé par le batteur Chris Millar, résistent encore et toujours à l'uniformisation, combien d'artistes sont prêts à vendre leur âme au diable pour une musique plus policée ! Même s’il est un secteur peu rentable, le Blues fait partie du business de la musique, et tout est bon pour exploiter un incroyable catalogue passé dans le domaine public depuis longtemps. Pas étonnant que les amateurs de la première heure (s’il en reste encore...) en perdent leur latin. Pourtant, on ne peut se nourrir éternellement d'une époque révolue et nostalgique, d’un Blues soi disant "pur", puisque dès le départ, cette musique fut, par essence, faite de mélanges. John Lee Hooker, le vieux patriarche l'avait bien compris. Il n'hésitait jamais à mêler son éternel boogie aux sons latinos de Santana ou aux ambiances irlandaises de son ami Van Morrison. Les anciens peuvent regretter l'âge d'or, mais dans le film de Wim Wenders The soul of a man, le jeune blanc bec Beck Hansen ou cet allumé de Marc Ribot savent déconstruire le Blues pour mieux le faire rejaillir, et ainsi rallumer la flamme d'un public avide de musiques vivantes. S’il reste heureusement des musiciens talentueux et tenaces, il faut bien admettre que le Blues n'est plus la musique de la seule communauté noire américaine. Les jeunes blacks du troisième millénaire s'identifient bien plus au Rap qu’au Blues qu'ils ignorent : ainsi va la vie ! Aujourd'hui, ce n'est plus exclusivement dans le sud des États Unis que l'on joue le Blues, mais sur les six continents où l'on rencontre des amateurs. On découvre au Japon des enregistrements rares que l'on ne trouve nulle part ailleurs. A Moscou, on chante blues lives in Russia avec conviction, et je suis certain qu'en Chine, il y a pléthore de guitaristes qui ne rêvent que de Blues ou de rock 'n' roll ! Bien sûr les temps sont durs. En France, il y a aujourd'hui moins de clubs où écouter un bon Blues, mais les musiciens sont à la hauteur (le dernier enregistrement de Nico Wayne Toussaint en live supporte toutes les comparaisons et mérite tous les lauriers). Les fans tiennent bon, clamant haut et fort leur passion, dans des revues toujours mieux "foutues" (l'incontournable magasine Soul Bag date de 1968 !), ou sur le Web ( la "chaîne du Blues" rassemble des centaines de sites). Et puis Luther Allison le rappelait régulièrement : quand tout va mal, quand le monde s'enfonce dans la crise, pas de panique, le Blues resurgit toujours, et, vue la situation actuelle, il a encore un bel avenir... Non, les chemins du Blues ne sont pas une voie sans issue, bien au contraire, la route s’ouvre encore et toujours pour ceux qui veulent partir à l'aventure... Enfin une bonne nouvelle !!! Patrice Villatte, juin 2004. |
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