Blues n°15 : Sur Les Chemins du Blues |
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Chapitre IV : Vers la terre promise ! A la fin du XIX siècle, pour beaucoup de noirs américains des états du sud, leur liberté récemment acquise a un goût de désillusion. C'est désormais le temps de la ségrégation, des lois dites Jim Crow, et des cagoulés du Ku-Klux-Klan. La seule alternative : partir, quitter ces terres de douleurs, de violences raciales et d'exploitation ! Pour de nombreuses familles, les grandes villes du nord sont un pôle attractif, avec la perspective d'embauches et la possibilité d'être accueillies par un oncle, un cousin, un membre de cette communauté soudée dans la misère ! Il suffit de sauter dans un train, et l'on débarque à Chicago. Mais cette grande métropole ne s'appelle pas la "Windy City" pour rien. Le climat est rude, le vent froid, les ghettos sordides, et le travail dans les abattoirs extrêmement pénible ("remember" Upton Sinclair). Imaginons la déception de ces descendants d'esclaves... Beaucoup se résignent et noient leur chagrin dans le Blues, mais quelques uns rêvent d’une terre plus lointaine... la Californie ! Partir vers l'Ouest fut longtemps un périple plein d'embûches, et beaucoup n'ont jamais atteint les rives du Pacifique. La première étape fut longtemps la Nouvelle Orléans où l'on espérait s'embarquer sur un navire, contourner l'Amérique du Sud ou, à partir de 1903, passer par le canal de Panama. Tout, plutôt que de s'aventurer sur les pistes incertaines du grand Ouest, et affronter les Montagnes Rocheuses, dont le plus haut sommet, le Mont Whitney dépasse les 4418 mètres. New Orléans fit longtemps rêver les pauvres paysans noirs du Delta. N'était-ce pas là qu'était né le jazz, au sein d'une communauté noire, très tôt émancipée des chaînes de l'esclavage ? A l'image de sa cuisine épicée si fameuse, dans les bordels de Storyville, on joue une musique joyeuse et libérée, mélangeant les racines africaines, les rythmes venus des Caraïbes, le "bon goût à la Française". Les pianistes y ont une place de choix (de Jelly Roll Morton à Dr John, en passant par Champion Jack Dupree), et, sur Bourbon Street, c'est la fête au son des "Marching Band". Certains guitaristes issus de cette "cité en croissant" ont su ajouter cette sauce funky à leurs Blues bien sentis : exemple Snooks Eaglin, Earl King, ou encore Guitar Slim, décédé précocement, après avoir composé l'ultra célèbre thinks I used to do (le jeune Buddy Guy originaire de la Louisiane, en partance pour Chicago, ne s'en remettra jamais...). L'arrière pays louisianais est aussi un formidable terreau pour le Blues. Là, à l'ouest de la Nouvelle Orléans, dans les bayous, dans ces marais moites, les hommes ont joué de tous temps de la musique. Les communautés distinctes font des musiques aux racines communes... Les blancs jouent la musique cajun, (nom dérivé de acadien, ces français installés en Acadie, au Canada, chassés par les anglais au XVIII siècle, et réfugiés dans des contrées marécageuses du sud des États Unis). Aujourd'hui encore, cette société francophone tente de se démarquer des américains anglophones, en chantant tel Zachary Richard, des airs dansants et bluesy dans une langue de Molière, difficilement identifiable, faites de lointains patois des régions d'où provenaient les premiers immigrants et, d'anglicismes plus récents. Les noirs de cette région jouent eux une musique similaire, le Zydeco, en français dans le texte, avec un accordéon prépondérant. Le terme Zydeco viendrait du mot "zarico", les haricots, la base alimentaire des noirs les plus pauvres qui ne peuvent acheter de la viande... A l'image de cet ensemble régional, depuis les années trente, ces musiques se sont ouvertes à de multiples métissages : la musique cajun s'est rapprochée de la musique country, et le Zydeco s'est lui, combiné avec le Blues des autres noirs américains. Ses meilleurs représentants restent la dynastie Chenier : le père Clifton, infatigable animateur des interminables bals du samedi soir où bon ton roulet reste synonyme de let the good times roll, puis son fils C.J. Chenier qui a su reprendre la succession du "roi du Zydeco". C'est aussi dans cette région étonnante que naît une forme originale de Blues, pleine de chaleur et de nonchalance : le Swamp Blues. Encore une variante pour le Blues que certains qualifient de monotone ! C'est en 1954 qu'un producteur jusqu'alors cantonné dans la musique cajun et réticent au Blues, accepte d'ouvrir son modeste studio de Crowley, pour enregistrer des musiciens noirs qu'il fait ensuite distribuer par un label de Nashville : Excello ! Ce sudiste pur jus, c'est J.D. Miller. En bon paternaliste, il donne à ses artistes les noms qui lui passent par la tête : Otis Hicks sera Lightin' Slim, Whispering Smith s'appelle en réalité Moses Smith, James Moore est rebaptisé Slim Harpo, Cornelius Green devient Lonesome Sundown, et Leslie Johnson est Lazy Lester. Tous sont des maîtres pour exprimer ce Blues faussement simple mais si envoûtant ! Pour les noirs de Louisiane, c'est le seul remède pour supporter la chaleur et le dur labeur. A l'aube des années soixante, le courant Swamp Blues serait resté confidentiel si certains apprentis rockers, très loin en Grande Bretagne, n’avaient craqué pour cette musique directe mais si chaleureuse... Ce sont les Rolling Stones qui reprendront I'm a king bee en 1964, dans leur premier disque, et la même année, les Kinks transformeront I'm a lover not a fighter en hit mondial. En partie grâce à ces anglais, les jeunes américains découvriront ce qu'ils avaient sous le nez, et les frères Fogerty, californiens de naissance, populariseront le Swamp Rock en créant Creedence Clearwater Revival, pour chanter born on the bayou et la touffeur des forêts inondées de Louisiane. Plus à l'ouest, pour les candidats au départ, c’est aussi le Texas, escale incontournable de ce troisième chemin du Blues. Là, dans cet immense état (une fois et demie la superficie de la France), longtemps espagnol et négligé, on est à mille lieues de Chicago ou de New York... Et pourtant, ici aussi on joue le Blues, fort bien d'ailleurs, et pour beaucoup, mieux que nulle part. Depuis plus d'un siècle, entre Dallas, Austin et Houston apparaissent régulièrement des guitaristes qui bouleversent tout sur leur passage... Texas Alexander, Blind Lemon Jefferson, Lightnin' Hopkins, Frankie Lee Sims, Lowell Fulson, Freddie King, Albert Collins, Jimmy et Stevie Ray Vaughan, Anson Funderburgh, Smokin’ Joe Kubek, et tant d'autres encore. Tous, à leur époque, ont participé à l'élaboration d'un Blues typé, aux héritages multiples : la culture cow-boy venue par l'ouest, les traditions des colons anglo-saxons et germaniques, la présence si inspirante de la Nouvelle Orléans, cité voisine et prestigieuse, et enfin et surtout l'influence hispanique du Mexique tout proche (que les texans avaient jadis combattu pour rétablir l'esclavage...). A l'évidence, cela explique le rôle prééminent de la guitare dans le Blues texan. A la façon du flamenco espagnol, de brillants guitaristes ont souvent joué en solo, note par note, utilisant toutes les possibilités des doigts ou du médiator, dévoilant une technique toujours plus redoutable, aussi à l'aise avec leurs six cordes qu'avec un six coups ! Mais les mentalités texanes sont dures, le racisme parfois si pesant, que pour beaucoup d'afro-américains, cet état n'est qu'une étape sur la route de la Californie. La côte ouest reste le but à atteindre, la fin d'un long voyage, et au lendemain de la seconde guerre mondiale, nombreux seront les migrants qui, en provenance du Mississippi, arriveront en Californie via le Texas. Il faut dire que depuis Pearl Harbour et la guerre du Pacifique, l'État met les bouchées doubles pour recruter de la main d'œuvre pour ses chantiers navals, et les perspectives d'emplois et de reconnaissance sociale ne sont pas uniquement un cliché véhiculé par Hollywood. Sans jamais faire fortune, on vit quand même mieux sous le soleil californien ! le West Coast Blues des années cinquante rappelle cette ascension. La musique se fait plus décontractée, plus veloutée, et plus orchestrée. T- Bone Walker, un de ces nombreux texans installés sur la côte ouest, interprétant son fameux T-Bone shuffle illustre parfaitement cet état d'esprit. Jouant de la guitare dans le dos, faisant le grand écart, dans son costume de "star" tiré à quatre épingles, il a la classe et le swing de ces orchestres californiens de Blues jazzy. Charles Brown ou Amos Milburn sont à cette époque éminemment populaires auprès de la communauté noire, qui préfère écouter ce que l'on nomme déjà "Rhythm & Blues". La rudesse du Delta, et l’âpreté de la vie à Chicago semblent désormais à des années lumière… La désillusion sera à la hauteur de cet engouement, quand la jeunesse des ghettos de Watts à Los Angeles réalisera que le rêve californien, à l'aube des années soixante, n'est plus qu'un mirage et que l'égalité ne s'obtiendra pas par la seule participation économique mais aussi par la lutte pour les droits civiques ! Suite |
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